II. Le Kitsch

« Qu’est-il resté des agonisants du Cambodge ?
Une grande photo de la star américaine tenant dans ses bars un enfant jaune.
Qu’est-il resté de Tomas ?
Une inscription : Il voulait le Royaume de Dieu sur la terre.
Qu’est-il resté de Beethoven ?
Un homme morose à l’invraisemblable crinière, qui prononce d’une voix sombre : « Ess muss sein ! »

Et ainsi de suite, et ainsi de suite. Avant d’être oubliés, nous serons changés en kitsch. Le kitsch, c’est la station de correspondance entre l’être et l’oubli. » Milan Kundera, ILE.

A. La démystifcation

Kundera a plusieurs fois été défini par Eva Le Grand et François Ricard – deux critiques spécialistes de son œuvre – comme un des plus grands démystificateurs de l’époque. Mais que démystifie-t-il ? Tout. Tout ce qui est enveloppé, par la tradition, l’inconscient collectif ou la culture de masse, dans un voile de beauté et de laideur. Tout ce qui, en définitive, « ne mérite pas mieux qu’un éclat de rire, mais le mérite pleinement » (1) . Ce tout va du trou du cul à la beauté en passant par le baiser amoureux, la poésie, l’Histoire…

Voici un lexique de quelques notions mises à nu par Kundera. Ces notions sont regroupées en trois thèmes souvent démystifiés dans l’œuvre kundérienne : l’Histoire, le lyrisme et l’érotisme.

1. L’Histoire

1.a. L’oubli

Le Livre du rire et de l’oubli opère une démystification sans pareille du thème de l’oubli. Cette démystification commence par présenter quelques aspects de l’oubli, quelques exemples de comment agit l’oubli :

Un événement en efface un autre jusqu’à l’oubli total de tout :

« L’assassinat d’Allende a bien vite recouvert le souvenir de l’invasion de la Bohême par les Russes, le massacre sanglant du Bangladesh a fait oublier Allende, la guerre dans le Sinaï a couvert de son vacarme les plaintes du Bangladesh, les massacres du Cambodge ont fait oublier le Sinaï, et ainsi de suite, et ainsi de suite et ainsi de suite, jusqu’à l’oubli complet de tout par tous. » (LRO)

Une objection peut être ici à juste titre émise : « ce n’est pas l’oubli qui est démystifié mais son contraire (le souvenir) que la référence à l’oubli démystifie ». C’est bien sûr le souvenir qui est ici démystifié, mais le souvenir tel qu’il est compris et présenté par Kundera, comme une manifestation de l’oubli. Ainsi, « le souvenir n’est pas la négation de l’oubli » (2) , le souvenir est plutôt « une forme de l’oubli » par la réduction qu’il opère. Se souvenir d’un événement, c’est en effet le réduire à son « abstraction », le raccourcir « en un bref résumé » et le présenter tel qu’il se présente à l’instant même dans notre esprit. Se souvenir de quelque chose, c’est à chaque fois oublier un détail, une couleur ou un épisode. Se souvenir, c’est déjà oublier.

Considérer le corps comme un corps sans tête et sans mémoire pour supporter l’acte d’amour comme le font Markéta et Tamina dans le Livre du rire et de l’oubli. Mais elles recherchent l’oubli pour des raison opposées : Markéta veut oublier que le corps qui se balance au-dessus d’elle est celui de son mari alors que Tamina cherche à remplacer le visage de son compagnon insignifiant par celui de son mari qui s’efface peu à peu dans sa mémoire.

L’oubli par le rétrécissement de l’être jusqu’à le rendre indistinct comme c’est la cas de la mère de Karel qui se rapproche de la mort (3) et de Tamina qui s’éloigne de son passé :

« Car Tamina est à la dérive sur un radeau et elle regarde en arrière, rien qu’en arrière. Le volume de son être n’est que ce qu’elle voit là-bas, loin derrière elle. De même que son passé se contracte, se défait, se dissout, Tamina rétrécit et perd ses contours. […] Parce que, si l’édifice chancelant des souvenirs s’affaisse comme une tente maladroitement dressée, il ne va rien rester de Tamina que le présent, ce point invisible, ce néant qui avance lentement vers la mort. » (LRO)

La démystification continue par une triple variation « sur et contre l’oubli » (4) dans la sixième partie du roman :

« L’oubli organisé » qui hante Prague, la ville sans mémoire où les rues changent de nom après chaque guerre ou révolution « car le nom est une continuité avec le passé et les gens qui n’ont pas de passé sont des gens sans nom ». (LRO)

La maladie du père de Kundera qui lui faisait oublier les mots précisément au moment où il a saisi comment il fallait comprendre les variations dans la sonate opus 111 de Beethoven. La vie du père se termine alors par les trois derniers mots qu’il connaissait encore : « C’est étrange ».

L’île des enfants-anges où est conduite Tamina pour lutter contre l’oubli de son mari décédé, l’oubli de ce qu’elle considérait comme « inoubliable » : les noms doux, le visage… Le remède que lui propose le jeune homme qui la conduit est d’oublier son oubli. (LRO) Oublier est facile sur cette île qui à la fois est l’île du présent, du passé et du possible et où Tamina est privée de son nom, de sa maturité et même de sa sexualité. Là-bas, Tamina ne peut faire que « se regarder oublier ». (LRO)

1.b. L’Histoire

Quel est le plus important d’un tank et d’une poire ?

Au moment de l’invasion de Prague par les chars russes, la mère de Karel n’avait trouvé personne pour cueillir les poires mûres dans son jardin. Sur le coup, tout le monde lui avait fait des reproches mais Karel se rendit compte plus tard que la réponse à la question posée ci-dessus n’était pas si évidente qu’il l’avait pensé. « Il commençait à éprouver une secrète sympathie pour la perspective de maman, où il y avait une grosse poire au premier plan et quelque part, loin en arrière, un char pas plus gros qu’une bête à bon Dieu qui va s’envoler d’une seconde à l’autre et se cacher aux regards. Ah oui ! c’est en réalité maman qui a raison : le tank est périssable et la poire est éternelle. » (LRO)

On retrouve dans cette citation une opposition familière au roman kundérien : l’Histoire de l’humanité (impersonnelle) à laquelle s’oppose l’histoire d’un art (personnelle). Dans Le Livre du rire et de l’oubli, Kundera réalise son rêve de voir finir l’Histoire (en la réduisant à une bête à bon Dieu à peine visible) et de proclamer l’immortalité de l’histoire insignifiante (mais combien personnelle et esthétique) d’une poire.

Au cours des deux derniers siècles, à travers toute l’Europe, le merle a déserté la forêt pour devenir un oiseau des villes :

« Au regard de la planète, cette invasion du merle dans le monde de l’homme est incontestablement plus importante que l’invasion de l’Amérique du Sud par les espagnols ou que le retour des Juifs en Palestine. Que la Bohême soit habitée par les Celtes ou les Slaves, la Terre s’en moque. Mais que le merle ait trahi la nature pour suivre l’homme dans son univers artificiel et contre nature, voilà qui change quelque chose pour l’organisation de la planète.

Pourtant, personne n’ose interpréter les deux derniers siècles comme l’histoire de l’invasion des villes de l’homme par le merle » (LRO)

La provocation est là mais n’est pas gratuite. « Nous fixons sur l’important des regards anxieux, pendant qu’en cachette, dans notre dos, l’insignifiant mène sa guérilla qui finira par changer subrepticement le monde et va nous sauter dessus par surprise. » (LRO, p. 297) Quelle importance peut avoir l’Histoire quand le vrai tragique se passe dans les coulisses ? Quelle tête peut avoir un vrai historien – pas celui qui se prend au sérieux – sinon celle d’un conteur de légendes pour enfants ?

2. Le lyrisme

La beauté lyrique, la poésie lyrique, l’amour lyrique… Le lyrisme traduit une attitude vis-à-vis du monde, attitude que le genre romanesque, selon Kundera, se doit de démystifier :

« L’attitude anti-lyrique, c’est la conviction qu’il y a une distance infinie entre ce qu’on pense de soi-même et ce qu’on est en réalité ; une distance infinie entre ce que les choses veulent être ou pensent être et ce qu’elles sont. Saisir ce décalage, c’est briser l’illusion lyrique. Saisir ce décalage, c’est l’art de l’ironie. Et l’ironie, c’est la perspective du roman. » (5)

2.a. La beauté

Le jour du mariage de Jaromil (La Plaisanterie), sa femme peut se débarrasser de sa beauté puisqu’elle a déjà séduit son mari et n’a plus besoin de séduire dans le futur. La beauté comme une fleur qui perd son odeur une fois sentie.

« Elle était sur le seuil,
comme elle semblait belle,
rose, ma petite rose.
Le seuil est passé,
Le charme est effacé,
fanée ma petite rose. » (6)

2.b. La poésie

Kundera lui-même considère La vie est ailleurs comme une démythification (7) de la Poésie. Traditionnellement, le poète doit symboliser l’accomplissement des valeurs humaines. Il doit, par ses vers, être en contact direct avec l’Esprit et ne peut donc être comme Jaromil : un dénonciateur, un lâche. Kundera défend l’authenticité de son poète qui s’inspire de Rimbaud et de Baudelaire pour écrire ses vers. Jaromil n’est pas un faux poète. Ses actes, même les plus vils, sont tout autant guidés par son génie poétique. Kundera compare Jaromil à Maïakovski (8), poète communiste russe considéré par Staline comme un des plus grands poètes de tous les temps et dont le pêché était d’avoir adhéré à l’idéologie du régime stalinien. La seule différence entre ces deux poètes et les poètes socialement reconnus – Différence avec qui ? Y a-t-il un profil reconnu et reconnaissable du poète type ? – est que leurs génies s’inspirent d’idées peu habituelles : le Parti comme symbole de renouveau, la trahison des croyances en l’art moderne (Eh oui ! La trahison peut aussi être source d’inspiration !), l’amour de la laideur… « Ainsi, La vie est ailleurs est peut-être l’ouvrage le plus dur à avoir jamais été écrit contre la poésie. La poésie en tant que dernier repère de Dieu. » (9) Ici, la poésie, comme toute valeur humaine, « appartient à la fois aux anges et aux diables » (10) et celle de Jaromil – comme celle de Maïakovski – ne fait que créer « l’image extrêmement poétique d’un monde extrêmement a-poétique » (11) :

« Par « le monde extrêmement a-poétique » je veux dire : le monde où il n’y a plus de place pour une liberté individuelle, pour l’originalité d’un individu, où l’homme n’est qu’un instrument des forces extra-humaines. Par « l’image extrêmement poétique » je veux dire : sans changer son essence et son caractère a-poétique. » (TT)

Ceci ne résume-t-il pas l’esprit de la poésie de Jaromil : décrire poétiquement ce qui est profondément a-poétique ?

3. L’érotisme

Ce n’est pas vraiment l’érotisme que démystifie Kundera mais l’acceptation lyrique de l’érotisme.

La vision kundérienne de l’érotisme rejoint celle de Gombrowicz qui est un des auteurs qui a largement inspiré Kundera. Dans ce sens, la réflexion de Gombrowicz dans sa préface à son roman La Pornographie définit et résume cette vision kundérienne qui s’emploie à dépoétiser l’érotisme, à lui redonner cette violence et cet aspect cru et brutal qui lui sont propres :

« Et si La Pornographie était une tentative pour renouveler l’érotisme polonais ?… Une tentative pour retrouver un érotisme qui correspondrait davantage à notre sort et à notre histoire récente – faite de viols, d’esclavage, de luttes de chiots –, une descente vers les obscurs confins de la conscience et du corps ? » (12)

3.a. Le baiser amoureux

« Il se pencha sur elle et posa sa bouche sur la sienne. C’était une bouche jeune, une jolie bouche aux lèvres molles joliment découpées et aux dents soigneusement brossées, tout y était à sa place, et c’est un fait qu’il avait été fortement tenté, deux mois plus tôt, de baiser ces lèvres, et qu’il avait cédé. Mais, justement parce que cette bouche l’avait séduit alors, il la percevait à travers le brouillard du désir et ne savait rien de son aspect réel : la langue ressemblait à une flamme et la salive était une liqueur enivrante. C’est seulement maintenant, après avoir perdu sa séduction, que cette bouche était soudain la bouche telle quelle, la bouche réelle, c’est-à-dire cet orifice assidu par lequel la jeune femme avait déjà absorbé des mètres cubes de knödels, de pomme de terre et de potage, les dents avaient de minces plombages, et la salive n’était plus une liqueur enivrante mais la sœur germaine des crachats. » (VAL, p. 76)

Kundera s’attaque ici au baiser amoureux pour démystifier une vision lyrique très largement répandue de l’acte amoureux. Cet acte doit vérifier des critères socialement acceptés et qui en assurent la beauté et l’harmonie. Ces critères ne sont même pas une donnée absolue de l’existence humaine et sont d’autant moins essentiels qu’ils varient d’une société à l’autre :

« Chantal ressent une légère répugnance à voir deux bouches humides se toucher. Elle se souvint qu’en Chine et qu’au Japon, la culture érotique ne connaît pas le baiser la bouche ouverte. L’échange de salive n’est donc pas une fatalité de l’érotisme, mais un caprice, une déviation, une malpropreté spécifiquement occidentale. » (ID)

3.b. L’orgasme

« « Il n’y a rien de choquant ! Rien qu’un calcul tout à fait précis ! Comptez avec moi. Ma vie sexuelle a débuté à l’âge de quinze ans. J’ai aujourd’hui soixante-cinq ans. J’ai donc derrière moi cinquante ans de vie sexuelle. Je peux supposer – et c’est une estimation très modeste – que j’ai fait l’amour en moyenne deux fois par semaine. Cela fait cent fois par an, donc cinq mille fois dans ma vie. Poursuivons le calcul. Si un orgasme dure cinq secondes, j’ai derrière moi vingt-cinq mille secondes d’orgasme. Ce qui fait au total six heures cinquante-six minutes d’orgasme. Ce n’est pas mal, hein ? »Dans la pièce, tout le monde hochait gravement la tête et Tamina s’imaginait le vieillard chauve en proie à un orgasme ininterrompu. Elle éclata de rire. » (LRO)

Peut-on encore prendre au sérieux un quelconque orgasme après avoir lu ce paragraphe ?

3.c. Le trou du cul

En 1915, selon La Lenteur, Apollinaire est dans les tranchées et envoie à quatre mois d’intervalle le même poème à deux maîtresses différentes. Le poème porte sur les neuf portes du corps de la femme et la différence entre les deux poèmes est l’ordre de ces portes. Dans le deuxième poème, la vulve « rétrograde à la huitième place et c’est le trou du cul qui deviendra la neuvième porte : la suprême porte ». Kundera explique ce changement de perspective qui a quand même exigé d’Apollinaire quatre mois de rêveries érotiques dans les tranchées :

« C’est le trou du cul le point miraculeux où se concentre l’énergie nucléaire de la nudité. La porte de la vulve est importante, bien sûr (bien sûr, qui oserait le nier ?), mais trop officiellement importante, endroit enregistré, classé, contrôlé, commenté, examiné, expérimenté, surveillé, chanté, célébré. La vulve : carrefour bruyant où se rencontre l’humanité jasante, tunnel par lequel passent les générations. L’unique endroit vraiment intime, c’est le trou du cul, la porte suprême ; suprême car la plus mystérieuse, la plus secrète. » (LEN)

Ainsi, les thèmes démystifiés traduisent une acceptation du monde profondément ancrée dans la culture occidentale, acceptation qu’on peut qualifier de lyrique, faussée, poétisée et… kitsch.

B. Le kitsch

Le lexique précédent essaye de déconstruire une vision du monde qui se résume par l’expression suivante : C’est kitsch. Cependant, Kundera ne fait pas qu’aborder implicitement le thème du kitsch mais lui consacre toute une réflexion dans L’Insoutenable Légèreté de l’être (13).

Kitsch : mot né au XIX e siècle en Allemagne et en Europe Centrale. En tchèque, comme en anglais, le kitsch – lack of artistic taste ; tasteless artistic production (14)  – est « l’ennemi principal de l’art » (L’Art du roman) et c’est face à cet ennemi que se dresse l’ironie de l’œuvre de Kundera.

Eva L e Grand s’est penchée sur le kitsch dans l’œuvre de Kundera où ce thème « est compris comme un « accord catégorique avec l’être » (ILE) , comme la réduction de toute pluralité à une réalité unidimensionnelle, idéalisée et mensongère. Autrement dit, le kitsch est chez Kundera ce que, précisément, l’ironie de ses répétitions variationnelles ne cesse de subvertir, de détourner, de déconstruire » (15) . Selon Kundera, le kitsch est l’idéal esthétique de la croyance qu’il appelle «l’accord catégorique avec l’être ». Inspirée du premier chapitre de la Genèse, il découle de cette croyance « que le monde a été crée comme il fallait et que l’être est bon » (ILE) . Un seul regard au monde ou à l’homme suffit alors à créer l’enchantement devant la continuation de l’harmonie originelle.

Plusieurs manifestations du kitsch apparaissent dans l’œuvre de Kundera, chacune étant liée à une dimension existentielle de la vie humaine :

Le kitsch historique et totalitaire

Le communisme est selon Kundera le royaume du kitsch. Ce kitsch historique est lié aux rêves idylliques qui ont suivi l’installation du communisme en Tchécoslovaquie, le communisme étant alors un rêve d’un monde meilleur. Dans ce monde de « l’idylle pour tous, le monde ne se dresse pas en étranger mais est pétri dans une seule et même matière que tous les hommes » (ILE) . Un exemple du kitsch historique est pour Kundera le défilé du 1 er mai où les gens sont en accord non pas avec le communisme mais en accord catégorique avec l’être à travers le slogan utilisé par le régime : « Vive la vie ! »

La réalité installée par le kitsch étant, comme on l’a déjà vue, unidimensionnelle, l’idylle devient obligatoire et tout ce qui porte atteinte au kitsch est banni : « toute manifestation d’individualisme (car toute discordance est un crachat jeté au visage de la souriante fraternité), tout scepticisme, l’ironie… » (ILE)

Le kitsch sentimental

Le kitsch sentimental, c’est le sentiment éprouvé, non pas en tant que tel, mais transformé pour correspondre à un modèle de sentiment prédéfini et accepté par la majorité. C’est une dépersonnalisation du sentiment afin qu’il soit compris et ressenti par le maximum de personnes ; une sorte de socialisation du sentiment.

C’est dans ce sens que sont compris les sentiments de Laura et Bettina, les deux principales représentantes du kitsch sentimental dans L’Immortalité :

« La connaissance même du monde devient contaminée et cela d’autant plus qu’elle ne repose pas sur un sentiment vécu mais sur une imitation du sentiment, Leur émotion repose sur une représentation à l’énième puissance, sur une émotion de l’émotion ou encore sur l’émotion devant l’image de l’émotion. »

A Laura et Bettina, on peut rajouter l’actrice Hannah (LRO, p. 299) qui est tellement en harmonie avec elle-même qu’elle ne peut s’empêcher par exemple d’admirer la beauté de son nez cramoisi à cause d’un rhume.

Il en est de même du sénateur américain qui regarde rêveur quatre enfants courant sur une pelouse et dit à Sabina : « C’est ça que j’appelle le bonheur. » (ILE, p. 360) Cette exclamation kitschique du sénateur introduit la métaphore de la seconde larme à la page suivante, métaphore dont la citation précédente n’est qu’une variation :

« Le kitsch fait naître coup sur coup deux larmes d’émotion. La première larme dit : Comme c’est beau, des gosses courant sur une pelouse !
La deuxième larme dit : Comme c’est beau, d’être ému avec toute l’humanité à la vue de gosses courant sur une pelouse !
Seule cette deuxième larme fait que le kitsch est le kitsch.
La fraternité de tous les hommes ne pourra être fondée que sur le kitsch. »

Le kitsch acoustique

Le kitsch acoustique, c’est le bruit. Le bruit qui remplace la musique ou le silence. C’est le bruit des haut-parleurs qui crachent la musique dans les oreilles de Ludvik dans La Plaisanterie où les chants traditionnels ont été remplacés par des disques. C’est la musique rock qui agresse Sabina comme « une meute de chiens lâchés sur elle ». (ILE) Cette musique qui, à l’époque de Bach, ressemblait « à une rose épanouie sur l’immense plaine neigeuse du silence » et qui a été transformée en bruit. Le monde de Sabina comme celui d’Agnès est obsédé par l’omniprésente « laideur acoustique : les voitures, les motos, les guitares électriques, les marteaux piqueurs, les haut-parleurs, les sirènes ». (ILE) C’est ce même bruit qui agresse Agnès quand elle parcourt les rues de Paris dans L’Immortalité. Agnès, qui frôle la névrose dans un monde où la laideur s’est déjà installée, reçoit même des regards haineux des passants quand elle essaye de se boucher les oreilles. Le seul échappatoire qu’elle peut imaginer, c’est d’acheter chez un fleuriste « un brin de myosotis, un seul brin surmonté d’une fleur miniature, elle sortira avec lui dans la rue en le tenant devant son visage, le regard rivé sur lui afin de ne rien voir d’autre que ce beau point bleu, ultime image qu’elle veut conserver d’un monde qu’elle a cessé d’aimer ». (IMM, p. 39)

Tamina aussi veut protéger son silence du bruit extérieur. C’est pourquoi Kundera l’imagine avec un anneau d’or dans la bouche, un diapason du silence, une note qu’il fait tinter pour que naisse le silence et qu’on entendît la beauté, note qu’il a emprunté à une nouvelle de Thomas Mann sur la mort :

« Il croyait entendre dans les pièces voisines, entre le martèlement de ses pas, un bruit indéfinissable, une note légère, limpide, métallique. Mais ce n’était peut-être qu’une illusion. Comme d’un anneau d’or tombant dans un vase d’argent, songeait-il… » (16)

Le kitsch universel et l’anti-kitsch

Le kitsch, comme on l’a déjà vu, est l’accord catégorique avec l’être. Mais si, comme Kundera, on se demande « quel est le fondement de l’être ? Dieu ? L’humanité ? L’amour ? L’homme ? La femme ? », alors, comme lui, on va se rendre compte qu’il y a « toutes sortes d’opinions, si bien qu’il y a toutes sortes de kitsch : le kitsch catholique, protestant, juif, communiste, fasciste, démocratique, féministe, européen, américain, national, international ». (ILE)

Le kitsch est donc partout mais l’univers kundérien n’est pas encore, comme on pourrait le croire, entièrement à la merci du kitsch. Des personnages luttent contre le bruit (le kitsch acoustique). Sabina lutte contre le kitsch esthétique qu’a installé le communisme en peignant des tableaux à double exposition – qu’elle appellera d’ailleurs Décors –, tableaux où le premier plan (une usine) est démystifié, rendu transparent, par un menu détail qui laisse penser que la beauté se cache quelque part derrière les rideaux tirés.

D’autres images kundériennes apparaissent, par leur bizarrerie et la singularité de la situation qu’ils décrivent, comme de simples contre-exemples au caractère kitsch de certaines attitudes ou pensées humaines. Ces tableaux sont en fait des tentatives de découverte d’une dimension esthétique autre que celle socialement reconnue et acceptée. Les images anti-kitschiques kundériennes doivent donc être comprises comme une expérimentation dans le domaine de l’esthétique, une plongée pour redécouvrir la notion de Beauté devenue elle-même kitsch. Parmi ces images, le savant praguois (La Lenteur) qui défend la beauté des accents circonflexes renversés dans la langue tchèque ; des accents « comme des oiseaux en vol ! Comme des colombes aux ailes déployées ! Comme des papillons ». (LEN) Un autre exemple d’une rare beauté est la mort de Karénine, le chien de Tomas et Tereza. J’ai envie de remplacer le mot mort par le mot sourire. « Le sourire de Karénine » : c’est d’ailleurs le titre de cette dernière partie de L’Insoutenable Légèreté de l’être. La mort qui se place sous le signe du sourire prend immédiatement un autre aspect, cette mort est plus légère et s’enveloppe d’une agréable beauté. Beauté qu’on retrouve sur la tombe : « Ici repose Karénine. Il a donné le jour à deux croissants et à une abeille » et autour de celle-ci : « La pénombre s’épaississait dans le jardin, ce n’était ni le jour ni le soir, il y avait une lune pâle dans le ciel, comme une lampe oubliée dans la chambre des morts. » (ILE)

(1) François Ricard, « Le point de vue de Satan », préface à VIE, p. IX.
(2) Cette citation et celles qui suivent dans ce paragraphe sont extraites des Testaments trahis, p. 152-154.
(3) « Il regarde maman du coin de l’œil et il est de nouveau surpris qu’elle soit si petite. Comme si sa vie toute entière était un processus de rétrécissement progressif. Mais qu’était au juste ce rétrécissement ? Est-ce le rétrécissement réel de l’homme qui abandonne ses dimensions d’adulte et entame le long voyage à travers la vieillesse et la mort vers les lointains où il n’y a qu’un néant sans dimensions ? » (LRO, p. 86)
(4) Eva Le Grand, Kundera ou La Mémoire du désir, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 147.
(5) Normand Biron, « Entretien avec Milan Kundera », Liberté, n° 121, Montréal, janvier 1979, p. 17.
(6) Chanson chantée par les amis de Jaromil quand sa femme est arrivée au seuil de sa maison. PL, p. 226.
(7) Milan Kundera dans « Entretien avec Milan Kundera », Liberté, op. cit. p. 29.
(8) Les Testaments trahis, p. 272.
(9) François Ricard, « Le point de vue de Satan », préface à VIE, p. VIII.
(10) Milan Kundera dans « Entretien avec Milan Kundera », Liberté, n° 121, Montréal, janvier 1979, p. 30.
(11) Phrase utilisée par Kundera pour commenter un passage du Procès de Kafka (TT, p. 259) mais qui correspond parfaitement à notre propos.
(12) Gombrowicz dans sa préface à La Pornographie, Paris, Gallimard, « Folio », 1995, p. 13.
(13) La partie intitulée « La Grande Marche », ILE, p. 347-406.
(14) Harrap’s , 1991.
(15) Eva Le Grand, Kundera ou La Mémoire du désir, Paris, L’Harmattan, 1995.
(16) Thomas Mann cité par Milan Kundera dans LRO.
[Suite – III. Le Rire]