I. L’identité problématique de l’être

« Les personnages ne naissent pas d’un corps maternel comme naissent les êtres vivants, mais d’une situation, d’une phrase, d’une métaphore qui contient en germe une possibilité humaine fondamentale dont l’auteur s’imagine qu’elle n’a pas été encore découverte ou qu’on en a rien dit d’essentiel. » Milan Kundera, ILE.

A. La naissance

Fait exceptionnel, Kundera nous laisse parfois assister à la naissance d’un de ses personnages. C’est comme si, avant une représentation, un acteur venait se changer au milieu de la scène. Et où est Kundera à ce moment là ? Il est sur la scène, chuchotant à l’acteur comment s’habiller et comment se tenir. Ceci s’écarte évidemment de la conception traditionnelle (1) du personnage romanesque sans toutefois correspondre à cet autre statut du personnage (2) où il se définit par sa fonctionnalité (l’agresseur, le méchant, le héros…).

« J’ai calculé qu’à chaque seconde deux ou trois personnages fictifs reçoivent ici-bas le baptême. C’est pourquoi j’hésite toujours à me joindre à cette foule innombrable de saints Jean-Baptiste. Mais qu’y faire ? Il faut bien que je donne un nom à mes personnages. Cette fois-ci, pour montrer clairement que mon héroïne est mienne et n’appartient qu’à moi (je lui suis plus attaché qu’à nulle autre), je vais l’appeler d’un nom qu’aucune femme n’a jamais porté : Tamina. J’imagine qu’elle est belle, grande, qu’elle a trente-trois ans et qu’elle est de Prague. » (LRO, p. 127)

Tamina est née de quoi ? Sûrement d’un désir de beauté mais aussi du désir de se mettre dans la peau du Créateur. On est devant un lit d’accouchement où Kundera aide à venir au monde ses personnages issus « d’une situation, d’une phrase, d’une métaphore ». Je dis bien : aide à venir au monde. Le personnage kundérien est en effet doté d’une dynamique propre qui échappe parfois au narrateur. Kundera essaye pourtant parfois de se réapproprier le personnage par des interventions directes telles que : « Pourquoi je l’imagine avec un anneau d’or dans la bouche ? Je n’y peux rien, je l’imagine ainsi » (3), ou encore : « Ah ce cher Paul… Il se confond dans mon esprit avec Jaromil (4), le personnage d’un roman dont j’ai achevé la rédaction voici tout juste vingt ans et dont on me verra, au cours du prochain chapitre, déposer un exemplaire dans un bistrot de Montparnasse à l’attention du professeur Avenarius ». (IMM, p. 208)

Définir un personnage à partir d’un autre dans un tout autre roman, n’est-ce pas plus le connaître et plus le rapprocher de soi ? Mais si aucun des deux personnages n’est vraiment connu, à quoi sert alors l’intervention directe de Kundera dans son récit ? Tout simplement à repérer, c’est-à-dire situer le personnage par rapport à sa position originelle.

C’est le cas de Tomas dont la vie est placée sous le signe du dilemme pesanteur-légèreté. « Il y a bien des années que je pense à Tomas. Mais c’est à la lumière de ces réflexions (réflexions sur le dilemme cité ci-dessus) que je l’ai vu, debout à une fenêtre de son appartement, les yeux fixés de l’autre côté de la cour sur le mur de l’immeuble d’en face, et il ne savait pas ce qu’il devait faire. » (5) Le noyau de la vie de Tomas est cette position originelle dans laquelle il se retrouvera à chaque fois qu’il ne saura pas quoi faire : « Et une fois encore, je le vois tel qu’il m’est apparu au début de ce roman. Il est à la fenêtre et regarde dans la cour le mur de l’immeuble d’en face. Il est né de cette image » (5) .

Comment est née Agnès ? Au début de L’Immortalité, Kundera est allongé sur une chaise longue dans un club de gymnastique parisien. Une sexagénaire prend des cours de natation avec le maître nageur. Elle sort de l’eau et « quand elle eut dépassé le maître nageur, elle tourna la tête vers lui, sourit et fit un geste de la main. Sa main s’était envolée avec une ravissante légèreté. Comme si, par jeu, elle avait lancé à son amant un ballon multicolore. […] Qui est Agnès ? De même qu’Ève est issue d’une côte d’Adam, de même que Vénus est née de l’écume, Agnès a surgi d’un geste de la sexagénaire. Son geste a alors éveillé en moi une immense, une incompréhensible nostalgie, et cette nostalgie a accouché du personnage auquel j’ai donné le nom d’Agnès. » (IMM, p. 14-18)

Ce geste restera le centre de la vie d’Agnès qui est tout aussi fuyante que son geste et on verra à plusieurs moments de son existence des ballons multicolores surgir de sa main. Ce noyau, cette matrice agit de la même manière – avec quelques variations bien sûr – que ce soit pour Tamina, Tomas ou Agnès : le personnage nous échappe, son identité reste diffuse mais on sait qu’à un moment ou un autre, il sera nostalgique de cette position fœtale dans laquelle il a été imaginé pour la première fois et on pourra une fois encore essayer de le suivre dans son existence fuyante.

B. L’image

« Où commence et où finit le moi ? Aucun étonnement devant l’infini insondable de l’âme. Plutôt un étonnement devant l’incertitude du moi et de son identité. » (6)

Le personnage est né et on en connaît la position de naissance, mais par quoi est-il défini ? Souvent, on connaît le nom du personnage, parfois sa provenance géographique ou certains membres de sa famille. Mais est-ce suffisant ? Non, pour la très simple raison que ce n’est pas ce qui définit le personnage kundérien. Essayons alors à travers quelques exemples de comprendre par quoi cet être se définit.

« Je me mis à surveiller quelque peu mes sourires, et ne tardai pas à déceler au-dedans de moi une mince fissure qui s’ouvrait entre celui que j’étais et celui que je devais ou voulais être.
Mais qui étais-je donc en vérité ? A cette question je peux répondre en toute honnêteté : J’étais celui qui avait plusieurs visages.
Et leur nombre allait croissant. […]
Ce dernier visage était-il vrai ?
Non, tous étaient vrais. » (Plaisanterie)

Voilà comment, dans un premier questionnement sur lui-même, Ludvik essaye de se définir. Mais à qui Ludvik adresse-t-il vraiment cette interrogation ? A lui-même ? A nous qui connaissons une partie de son existence ? Ou à Kundera, auteur-narrateur, instance suprême du roman ? Cette réponse : « Non, tous étaient vrais », sort-elle de la bouche de Ludvik ou de Kundera ?

Plus tard dans le roman, il subit ce qu’il appelle une « dépersonnalisation » quand, lors de son travail forcé dans les mines, « les fonctions imposées se substituèrent à toute manifestation humaine » et personnelle. Ceci l’amène à une autre conclusion concernant son identité :

« Je commençai à comprendre qu’il n’existait aucun moyen de rectifier l’image de ma personne, déposée dans une suprême chambre d’instance des destins humains ; je compris que cette image (si peu ressemblante fût-elle) était infiniment plus réelle que moi-même ; qu’elle n’était en aucune façon mon ombre mais que j’étais, moi, l’ombre de mon image. »

Ludvik se définit donc par rapport à son image. Mais cette image n’est pas affichée aux yeux de tout le monde comme une enseigne publicitaire, elle est cachée comme un secret, elle est déposée comme des droits d’auteurs dans les mains… de l’auteur.

Si Ludvik est défini par rapport à son image, par quoi – et par rapport à qui ? – est alors définie l’auto-stoppeuse dont le cri poignant est le seul écho qui nous reste de la nouvelle « Le jeu de l’auto-stop » ? Un couple part en vacances et simule un jeu : la jeune femme fait semblant d’être une auto-stoppeuse qui monte dans la voiture d’un inconnu. Le couple se laisse tellement prendre au jeu de l’auto-stop (où ils simulaient ne pas se connaître) qu’il devient une partie de ce jeu, de sorte que même le cri « je suis moi, je suis moi, je suis moi… » n’a pas suffit à ramener l’homme et la femme l’un à l’autre puisque pour l’homme, dans ce cri, « l’inconnu se définissait par le même inconnu ». A qui la jeune femme adresse-t-elle son appel ? Dans la logique de l’histoire, à son ami pour qu’il cesse de jouer son jeu. Probablement aussi au narrateur pour qu’il cesse à son tour de jouer son jeu. Cette litanie « je suis moi, je suis moi… », à l’apparence d’un cri d’amour, ressemble plus à la prière d’un personnage (à son créateur) sûr de son existence mais qui, devant un miroir, ne distingue pas ses propres traits. Le personnage se révolte, crie pour entendre son propre cri et se prouver ainsi à lui-même qu’il existe vraiment. Il crie et réclame – à Kundera – une existence, une identité.

Kundera-romancier se livre ici à une nouvelle expérimentation dans la recherche de l’identité d’un personnage : il crée un personnage presque flou et indéfini et garde pour lui-même l’image manquante à la définition de ce personnage. A un moment du roman, le personnage prend vie, échappe au narrateur et se rend compte que son image est détenue par une « une suprême chambre d’instance des destins humains » – alias Kundera. Il se résigne (Ludvik) ou alors réclame son identité manquante (l’auto-stoppeuse).

Si, par exemple, après avoir terminé « Le colloque », on se posait la question suivante : Qui était Elisabeth ? aucune réponse ne viendrait sur les lèvres, et pourtant on serait sûrs de bien la connaître… parce que des images kundériennes nous viennent immédiatement à l’esprit : les « seins omniprésents comme Dieu », le strip-tease imaginaire, la croupe qui traverse la pièce comme dans un songe (7), le magnifique corps nu étendu évanoui… A travers ces images, après avoir vu Elisabeth dans notre imagination, on ne peut que l’imaginer d’une beauté à couper le souffle. Kundera cependant lui donne un visage laid et semble excuser ce choix par le fait « qu’elle ne voyait pas sa tête ». Une question se pose alors : Pourquoi l’identité imaginaire (celle dans notre imagination) d’Elisabeth ne coïncide-t-elle pas avec son identité réelle (celle dans le texte) ? Ou, pour être plus précis : Pourquoi l’identité imaginaire et réelle coïncident-elles mais sans tenir compte du visage ?

La réponse semble se trouver dans L’Immortalité qui pose une question équivalente : le visage fait-il partie de ce qui définit un être ? La première partie de L’Immortalité – d’ailleurs intitulée « Le visage » – s’emploie à démystifier le visage et à le désolidariser en quelque sorte de la personne. Cette désolidarisation vise à effacer non pas cette simple entité du moi – le visage – mais la représentation que possède cette entité, à savoir le visage en tant que l’image la plus naturelle que toute personne a de soi-même.

Dans cette variation sur un personnage sans visage (ou plutôt avec un visage mais artificiel), Kundera continue son expérimentation dans Risibles Amours et dans L’Immortalité. Il crée ainsi un personnage sans véritable image de lui-même, un monstre et observe le résultat. Cependant, comme Ludvik et l’auto-stoppeuse, cet être expérimental échappe à un moment ou un autre au narrateur et se rend compte de sa propre monstruosité : Agnès aspire ainsi à un monde sans « ça » pour la simple raison que « mon visage n’est pas moi » et Elisabeth simule le strip-tease puis se déshabille vraiment pour dissimuler son visage derrière la beauté de son corps.

Cette même idée se retrouve dans L’Identité quand Jean-Marc « tourne la tête et a devant lui un visage étranger. Pourtant, ce n’est pas quelqu’un d’autre, c’est Chantal, sa Chantal, mais sa Chantal avec le visage d’une inconnue ».

L’Identité, qui est une recherche de l’identité de Chantal, va encore plus loin dans le dépouillement du personnage :

« Confondre l’apparence physique de l’aimée avec celle d’une autre. Combien de fois il a déjà vécu cela ! Toujours avec le même étonnement : la différence entre elle et les autres est-elle donc si infime ? Comment se peut-il qu’il ne sache pas reconnaître la silhouette de l’être le plus aimé, de l’être qu’il tient pour incomparable ? »

« Pourquoi m’appelez-vous Anne ?
– N’est-ce pas votre nom ?
– Je ne suis pas Anne !
– Mais depuis toujours je vous connais sous le nom d’Anne ! »
[…] Elle s’appropria ce moment d’esseulement pour essayer de comprendre : elle est nue, mais ils continuent à la déshabiller ! La déshabiller de son moi ! La déshabiller de son destin ! » (L’Identité)

Déshabillée par un inconnu, sans visage, sans nom, sans silhouette, il ne reste de Chantal à la dernière page qu’une femme pitoyablement nue. Mais par quoi se définit alors Chantal ? Peut-être par le rêve ; rêve dans lequel on se trouve plongé à l’avant dernière page où on apprend que tout ce qu’on vient de lire (donc tout ce qu’on connaît sur Chantal) est peut-être un rêve.

C. Le code existentiel

Nouveau procédé kundérien d’identification, le code existentiel est un sorte de segment d’ADN caractérisant chaque être et où les protéines sont remplacés par des mots. Le code existentiel est donc une suite de mots évoquant, caractérisant et identifiant le personnage. Dans une réflexion sur le personnage romanesque, Kundera essaye de préciser sa conception codifiée de l’identité d’un être :

« Saisir un moi, cela veut dire, dans mes romans, saisir l’essence de sa problématique existentielle. Saisir son code existentiel. En écrivant L’Insoutenable Légèreté de l’être, je me suis rendu compte que le code de tel ou tel personnage est composé de mots-clés. Pour Tereza, le corps, l’âme, le vertige, la faiblesse, l’idylle, le Paradis. Pour Tomas : la légèreté, la pesanteur. » (ART, p. 42)

Une partie du code existentiel du savant tchèque dans La Lenteur est ainsi la vitesse puisqu’il se rend compte que sa vie n’est qu’une « minuscule partie d’un fatras d’événements confus qui ont traversé la planète à une vitesse empêchant de distinguer leurs traits ».

Le personnage d’Alice dans « Edouard et Dieu » de Risibles Amours est vu par son ami comme « un assemblage fortuit d’un corps, d’idées et d’une biographie, assemblage inorganique, arbitraire et labile ». Cette description est d’autant plus étonnante qu’elle rassemble des termes qui se situent à des niveaux éloignés de compréhension : le corps (matériel, personnel), les idées (immatériel, impersonnelle dans le sens où une même idée peut être partagée) et la biographie. De plus, même le lien entre ces notions est un lien arbitraire, immatériel et ne relevant d’aucune logique existentielle si bien que le personnage se disloque, se désagrège et diffuse : « il la voyait comme une ligne absorbée dans une feuille buvard : sans contours, sans formes ». Le segment d’ADN définissant Alice comporte alors sûrement les mots : inconsistance, diffusion, hasard…

Tereza. Qui est Tereza ? Sans doute le personnage que j’aime le plus de tous les romans de Kundera parce qu’elle ressemble intuitivement aux tableaux de Kandinsky : un fascinant patchwork de couleurs sur une toile, un tout aussi fascinant patchwork de mots définissant le personnage – le vertige, la faiblesse, le corps, l’âme,le hasard, la fatalité, le prolongement d’un geste… Ce code existentiel (constitué des mots cités ci-dessus) se manifeste dès la première image qu’on retient d’elle : elle aime se regarder dans le miroir pour essayer de voir son âme quitter son corps. En se regardant, elle se demande ce qui arriverait « si son nez s’allongeait d’un millimètre par jour. Y aurait-il encore une Tereza ? Quel rapport y a-t-il entre Tereza et son corps ? » Elle a aussi le vertige, c’est-à-dire « l’ivresse de sa propre faiblesse ». Elle a toujours envie de tomber, aux yeux de tous, plus bas que terre. Mais la définition la plus émouvante qu’on a de ce personnage est celle donnée par Tomas pour qui Tereza est le fruit de « six improbables hasards », « un enfant qu’on avait déposé dans une corbeille enduite de poix et lâché sur les eaux d’un fleuve pour qu’il le recueille sur la berge de son lit ». Que sait-on d’autre sur elle ? Que sa vie est le prolongement de la vie de sa mère « comme la course d’une boule de billard est le prolongement du geste exécuté par le bras d’un joueur ». Et que sait-on de ce geste ? Qu’il est violent, autodestructeur et rejette la jeunesse et la beauté.

Tereza est donc définie par un assemblage d’idées, de sensations, d’images et d’impressions. Chacune de ces idées, sensations, images, impressions, prise à part, ressemblerait à un carré isolé de couleur sur une toile de Kandinsky. Mais en reculant de quelques mètres, l’assemblage des couleurs prend forme et possède tout à coup une unité et un charme particuliers. Il en est de même pour Tereza. Il en est aussi de même pour beaucoup d’autres personnages kundériens : un mot, tel une protéine isolée qui a besoin d’autres protéines, a besoin d’autres mots pour former un code existentiel, donc, un personnage.

L’arrière-plan

Certains personnages sont définis par rapport à un éclairage historique ou existentiel (littéraire, social). Cet éclairage opère comme un projecteur qui éclaire le personnage et permet de bien le voir dans le flou de l’humanité. C’est le cas du savant tchèque (La Lenteur) qui tire sa fierté et le sens original de sa vie de son exclusion de son travail par le Parti. Cette exclusion puise son tragique dans le fait qu’elle s’effectue juste au moment où, en 1968, Prague était une « Actualité Historique Planétaire Sublime. […] Il n’est donc pas monté sur la scène de l’Histoire n’importe quand ».

De même, l’arrivée du socialisme au pouvoir constitue le décor de La vie est ailleurs. Dans ce décor, un poète, Jaromil, vient au monde, grandit sous l’aile protectrice d’une mère abusive et s’inspire des grands poètes pour écrire ses premiers vers. Son destin ressemble à celui des poètes qui l’inspirent (Rilke, Rimbaud, Oscar Wilde…) mais à un détail près : Jaromil ne s’inspire ni de la souffrance, ni de la solitude et ni des femmes pour écrire ses vers mais du socialisme. A ce moment là, la poésie idéologisée de Jaromil ne peut être acceptée en tant que poésie que si nous voyons dans le socialisme une source d’inspiration comme une autre mais surtout le symbole du changement et du renouveau dont avait besoin sa sensibilité poétique pour s’accomplir.

Jakub est un ancien militant socialiste qui, victime des procès fabriqué, se fait emprisonner. Lui aussi, comme Jaromil, se sert aussi du régime officiel pour donner un contenu au rôle de persécuté qu’il joue dans La Valse aux adieux : que serait Jakub sans son expérience de la persécution ? Aurait-il eu les mêmes réflexions intérieures ? Ses gestes auraient-ils eu la même portée tragique ?

Havel, quant à lui, place lui-même sa vie sur l’arrière-plan littéraire et fictif du don-juanisme :

« Je suis tout au plus un personnage de comédie, et même cela ce n’est pas à moi que je le dois, mais justement à lui, don Juan, car c’est uniquement sur l’arrière-plan historique de sa gaieté tragique que vous pouvez encore saisir, tant bien que mal, la comique tristesse de mon existence de coureur de jupons, existence qui, sans ce repère, ne serait qu’une grisaille banale, un paysage fastidieux. »

Dans tous les romans de Kundera, l’individu n’est pas identifié par les procédés traditionnels (nom, apparence physiques, provenance…) mais par des procédés plus esthétiques : l’image, le code existentiel, l’arrière-plan. Cette contribution à l’esthétique romanesque fait que, chez Kundera, le personnage est donc comme dessiné, peut-être aussi mis en musique puisque certaines attitudes (surtout ce que j’ai appelé la position de naissance) reviennent comme un refrain d’une partition improvisée : le geste d’Agnès, les rêves de Jaromil, la posture de Tomas, la dérive de Tamina…

L’attitude kundérienne consiste donc à plus peindre (peindre, selon la définition donnée dans Le Larousse : représenter un être, un objet, une scène par des couleurs donc par un procédé esthétique et imagé) le personnage qu’à le décrire (décrire : représenter par un développement détaillé oral ou écrit). Cette attitude nous rappelle Jacques le Fataliste (8) de Diderot où, dès les premières lignes : « Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? »

(1) Les notions d’ancien roman et de roman traditionnel sont celles développées dans Pour lire le roman (J.-P. Goldenstein, Pour lire le roman, Bruxelles, A. De Boeck, 1980). Pour résumer, le roman appelé traditionnel correspond au roman réaliste et naturaliste obéissant aux principes d’écriture du XIX e siècle (Balzac, Flaubert, Zola…). Dans ces ouvrages, la conception du personnage romanesque repose sur des principes de caractérisation : un nom, un passé, des traits physiques…
(2) Cet autre statut du personnage est présenté par Goldenstein comme une caractéristique du personnage néo-romanesque. Pour lire le roman, p. 55.
(3) En parlant de Tamina dans LRO, p. 162.
(4) Paul est un personnage de L’Immortalité alors que Jaromil est le poète de La vie est ailleurs.
(5) ILE
(6)L’ Art du roman
(7) « Et la croupe d’Elisabeth, sur laquelle se tendait l’étoffe blanche du tablier d’infirmière, croisait à travers la pièce comme un soleil magnifiquement rond, mais un soleil éteint et mort (enveloppé dans un linceul blanc), un soleil que les regards indifférents et gênés des médecins présents condamnaient à une pitoyable inutilité. […] et comme elle disait cela, sa croupe n’était plus une croupe mais le chagrin même, un chagrin magnifiquement moulé qui traversait la salle en dansant. » (RA, p. 136)
(8) Roman qui a inspiré Kundera pour sa pièce Jacques et son maître. Hommage à Denis Diderot.
[Suite – II. Le Kitsch]