Introduction

«Je ne suis pas un écrivain de l’Est. Prague n’est pas à l’Est. C’est le centre même de l’Europe. »

Même si plusieurs traits de sa biographie le rapprochent des écrivains dissidents des pays socialistes (la persécution politique, l’interdiction de publier et l’exil), Kundera n’est pas un exemple d’écrivain immigré contestataire. Il échappe en effet à cette catégorie d’écrivains par ses rapports avec les concepts de l’idéologie et de l’Histoire qui ne sont pris au sérieux qu’en tant qu’éléments romanesques. Ses romans ne se conforment donc à aucune idéologie, le roman étant pour lui « un art profondément anti-idéologique » :

« Il (le roman) nous apprend à comprendre le monde comme une interrogation à multiples visages. C’est pourquoi le roman est un art profondément anti-idéologique, car l’idéologie nous présente le monde du point du vue d’une seule vérité. » Il n’éprouve pas, dans ses romans, le besoin de retranscrire l’Histoire qui est ramenée à un simple espace scénique. L’Histoire n’est ici « qu’un élément romanesque parmi d’autres et pas plus important que les autres ». Mais ce qui distingue surtout Kundera des écrivains politisés est le rapport subversif qu’il entretient avec l’Histoire, rapport que François Ricard a très bien illustré dans sa préface à La vie est ailleurs :

« Si les romans de Kundera sont à ce point le portrait fidèle de l’histoire politique contemporaine, c’est qu’ils ne tiennent cette histoire, toute histoire, pour rien d’autre que ce qu’elle est : une fiction inconsciente, une tragi-comédie monumentale et dérisoire, un ballon que seule la littérature, peut-être, sait dégonfler. »

Cette subversion atteint sa maturité dans l’interrogation de Ludvik dans La Plaisanterie : « Et si l’Histoire plaisantait ? », interrogation qui, une fois prononcée, vide de son sens tout discours politique ou historique.

Ce rapport avec l’Histoire est l’illustration de la perspective plus générale que Kundera veut donner au roman : celle de l’ironie et de la démystification. « C’est la perspective de l’ensemble (du roman) qui comprend la perspective de l’ironie, la perspective de la démystification, la perspective de la « relativisation » des vérités, des sentiments, des attitudes. » Comme l’écrit François Ricard, cette subversion ne se fait pourtant pas avec fracas comme on pourrait l’imaginer mais plutôt par un jeu où « les masques ne tombent pas à la fin mais se laissent voir en tant que masques » :

« Kundera défait le monde pièce par pièce, méthodiquement et sans bruit, comme un agent secret. A la fin, rien ne s’écroule, aucune ruine ne jonche le sol, aucune déflagration ne se fait entendre, et les choses ne semblent nullement changées : vidées plutôt, factices, fragiles et frappées d’une irréalité définitive. » Quels sont alors les moyens structurels et formels de cette démystification qui n’offre aucune connaissance sinon celle de la relativité et de la légèreté ? Puisqu’elle ne se présente pas comme un cri dévastateur, quel autre moyen lui reste-t-il, sinon le rire, un rire aux mille échos, chaque écho ressemblant au précédent à peu de choses près. Chaque écho étant une répétition mais différente de ce qui vient d’être dit, une variation sur un même thème. Mais comment comprendre le mot variation ? Quelle acceptation du terme se rapporte le mieux à l’œuvre de Kundera ? Toutes. Toutes car cette œuvre est tout aussi musicale que littéraire. « Variation n. f. Changement de degré ou d’aspect d’une chose. Pl. Transformations. Mus. Procédé de composition qui consiste à employer un même thème et le transformer tout en le laissant reconnaissable. »

Kundera, dont le père était compositeur, a étudié le piano et la composition dans sa jeunesse. Cette éducation musicale n’a pas été sans l’influencer dans son écriture romanesque. Comme il le précise lui-même, il essaye toujours de doubler le principe de la construction épique et romanesque (basé sur la succession des événements) par le principe de construction musical (basé sur la variation et la répétition). Cette expérience dans la création romanesque a donné un mélange étrange mais fascinant qui contribue à l’originalité et la particularité de l’œuvre de Kundera. Ainsi, l’unité du roman kundérien repose non pas sur une unité d’action mais une unité par le thème travaillé par la variation. Dans cette variation, « le thème est préservé et transformé tout à la fois » de telle sorte que « le thème initial ne ressemble pas plus à la dernière variation que la fleur à son image sous le microscope ».

Plusieurs thèmes traversent ainsi les romans de Kundera et la variation prend parfois l’allure d’un jeu où le lecteur doit reconnaître l’ancienne répartition dans la nouvelle : Tamina du Livre du rire et de l’oubli n’est autre qu’Agnès de L’Immortalité, Tomas de L’Insoutenable Légèreté de l’être et Ludvik de La Plaisanterie se ressemblent étrangement. Les décors changent, les personnages s’appellent autrement mais les thèmes directeurs sont toujours là, comme suspendus dans l’air à attendre d’être regardés à travers un nouveau filtre.

Une autre particularité du roman kundérien est sans doute la position de l’auteur par rapport à son œuvre. Cette position est caractéristique dans la mesure où, parfois, le narrateur n’existe plus et cède la place à l’auteur-narrateur qui intervient directement dans le récit. Kundera va encore plus loin dans son je(u), en créant un personnage qui s’appelle Kundera. Kundera-personnage fait des allers retours entre le monde romanesque et le monde réel : parfois il se détache de son homonyme et devient un personnage comme les autres et participe au roman comme le font Agnès, Tomas, Tamina et tous les autres personnages kundériens. Mais, d’autres fois, (le plus souvent,) une étrange ressemblance apparaît et installe le doute : où est cette invisible frontière qui sépare le jeu du je ?

« L’homme pense, Dieu rit. » Kundera est là, avec nous, pendant que nous parcourons ses romans et ressemble étrangement à ce Dieu qui rit en regardant l’homme penser. Sauf qu’ici, c’est nous qui pensons et dernière nous résonne le rire de Kundera, le rire du démystificateur amusé de voir nos figures perplexes devant un monde auquel il a ôté tout son sens et toute sa pesanteur.

Mais pourquoi le rire ? Pour la simple raison que c’est par le rire qu’opère la démystification. Le rire mélangé à l’ironie, au non-sérieux, à la farce… Ici, tous les procédés sont bons dans l’univers de la relativité absolue et de la légèreté.

Le mémoire va s’intéresser à la variation dans l’œuvre à travers trois thèmes : l’identité problématique de l’être, le kitsch et le rire. Ce choix se justifie par l’importance de ces thèmes dans l’œuvre et par la place que Kundera leur consacre tout au long de ses romans. Mis à part l’intérêt thématique de cette approche, ces thèmes sont d’autant plus importants qu’ils interrogent le roman en tant qu’art à part entière.

« Qu’est-ce qu’un individu ? où réside son identité ? Tous les romans cherchent une réponse à ces questions. » L’interrogation sur l’identité de l’être, selon Kundera, dépasse le cadre de son œuvre et s’inscrit comme une problématique indissociable du genre romanesque. Le kitsch, quant à lui, remet en question la dimension purement esthétique du roman – le roman en tant que créateur de beauté – et révèle une acceptation lyrique et surfaite de la beauté. Le rire, enfin, est la perspective générale du roman qui, en tant que roman, se doit d’explorer « la relativité des choses humaines ».

Ainsi, dans ses essais sur l’art du roman, Kundera rattache intimement ces thèmes à l’esthétique de ce qu’il appelle « le roman moderne », c’est-à-dire l’expérience romanesque entamée par Rabelais et Cervantes puis poursuivie par Diderot, Sterne, Gombrowicz, Musil, Broch, Kafka… Ces thèmes, indissociables de l’œuvre kundérienne, révèlent donc en quelque sorte, par les liens intimes qu’ils possèdent avec la construction romanesque, la contribution de Kundera à l’histoire du roman.

[Suite – I. L’identité problématique de l’être]