« En nous offrant la belle illusion de la grandeur humaine, le tragique nous apporte une consolation. Le comique est plus cruel : il nous révèle brutalement l’insignifiance de tout. » Milan Kundera, ART.
A. La légèreté
« Le poids de notre moi dépend de la quantité de population sur la planète. » (1) Chaque jour, notre moi perd donc de son poids et bientôt, nous serons comme des plumes qui voltigent dans tous les sens et rien, aucune parole, aucun acte, n’aura plus aucun poids.
N’est-ce pas dans ce monde là que se retrouvent les personnages kundériens à la fin de leur existence (réelle ou imaginaire) comme c’est le cas de la mère de Karel qui, en vieillissant, perd ses capacités physiques et mentales ; elle tombe quand le vent souffle, elle prend de loin les bornes pour un village et se retrouve ainsi, selon Karel, au royaume des créatures « plus petites, plus légères et plus facilement soufflées par le vent » ?
Le thème de la légèreté est explicitement mis en avant dans L’Insoutenable Légèreté de l’être où, dès les premières pages, Kundera lance une réflexion sur la contradiction pesanteur-légèreté : Parménide avait-il raison de dire que le léger est positif et le lourd négatif ? D’ailleurs, tout au long du roman, la vie de Tomas et de Sabina sont entièrement sous le signe de l’insoutenable légèreté de l’être. Même Tereza, dans ses efforts pour voir son âme au-delà de son corps, tend vers cet état d’apesanteur.
Souvent, l’être kundérien est attiré (parfois sans le savoir et devient donc victime de la légèreté) par cette légèreté. Tamina rêve ainsi d’échapper au souvenir de son mari décédé et d’aller « quelque part où les choses sont légères comme une brise. Où les choses (en particulier le souvenir) ont perdu leur poids » (LRO) . Parmi les victimes de cette légèreté, on retrouve le Don Juan moderne qui vit un érotisme dénué de tout tragique dans un monde « où les blocs de pierre se sont changés en duvet » mais aussi Alice qui, avec allégresse, trahit son Dieu Anti-Fornicateur (Risibles Amours) et couche avec Edouard. Après cette trahison métaphysique, Edouard « écoutait les paroles d’Alice, il voyait ses gestes, et il se disait que c’étaient des signes sans signification, des billets de banque sans couverture, des poids en papier ».
Mais, « sur le plateau de cette balance qui monte pitoyablement, soulevé par l’infinie légèreté d’un monde devenu sans dimensions » (ILE) , un seul personnage ose ouvertement y jeter son corps pour empêcher son ascension : le fils de Staline qui a donné sa vie « pour de la merde » (2).
Dans d’autres romans de Kundera, bien que de façon moins explicite, la légèreté n’en est parfois pas moins ressentie à la manière du fils de Staline, c’est-à-dire une possibilité terrifiante de l’existence humaine. Mais seulement une possibilité puisqu’aucun personnage ne s’y abandonne à bras ouverts. La légèreté se présente comme un questionnement, un ultime questionnement où la réponse peut à tout moment faire basculer la vie de la pesanteur à la légèreté :
« Jaromil faisait parfois des rêves épouvantables : il rêvait qu’il devait soulever un objet extrêmement léger, une tasse de thé, une cuiller, une plume, et qu’il n’y arrivait pas, qu’il était d’autant plus faible que l’objet était plus léger, qu’il succombait sous sa légèreté. » (VAL)
« Cette poche vide dans l’estomac, c’est justement cette insupportable absence de pesanteur. Et de même qu’un extrême peut à tout moment se changer en son contraire, la légèreté portée à son maximum est devenue l’effroyable pesanteur de la légèreté. » (LRO)
La légèreté hante la plupart des personnages mais ce n’est pas une légèreté où l’être a peur de s’envoler. Kundera montrera dans son œuvre que le dilemme lourd-léger présenté au début de L’Insoutenable Légèreté de l’être introduit une fausse contradiction. Bizarrement, le personnage kundérien craint non pas la légèreté mais la pesanteur de cette légèreté. Il craint de succomber au poids de cette absence de pesanteur, de passer de l’autre côté de la frontière entre la légèreté et la pesanteur parce qu’il suffit « de si peu, de si infiniment peu, pour se retrouver de l’autre côté de la frontière au-delà de laquelle plus rien n’avait de sens. Tout le mystère de la vie humaine tenait au fait qu’elle se déroule à proximité immédiate et même au contact direct de cette frontière, qu’elle n’en est pas séparée par des kilomètres, mais à peine par un millimètre » (LRO).
B. La frontière
Quelle frontière ?
Quelle frontière et que sépare-t-elle ? Selon Eva Le Grand, c’est la frontière entre le sens et le non-sens et sur laquelle « simultanément les choses possèdent encore et ne possèdent plus leur sens » (3) . C’est aussi la frontière entre la pesanteur et la légèreté, le sérieux et la plaisanterie, la certitude et la relativité, la réalité et l’inconsistance… C’est par exemple le cas du jeune homme qui regarde son amie se complaire dans son rôle d’auto-stoppeuse inconnue dans la nouvelle « Le jeu de l’auto-stop » :
« Il s’était toujours dit que la jeune fille n’avait de réalité que dans les limites de la fidélité et de la pureté et qu’au-delà de ces limites, tout simplement, elle n’existait pas ; qu’au-delà de ces limites elle aurait cessé d’être elle-même comme l’eau cesse d’être l’eau au-delà du point d’ébullition. » (RA)
Cette frontière entre l’identité et son inexistence, c’est sans doute aussi « la ligne absorbée dans une feuille de papier buvard » à laquelle Edouard compare son amie Alice. Mais quelle frontière Alice a-t-elle franchie en couchant avec Edouard ? Tout simplement celle séparant son Dieu à elle (le Dieu Anti-Fornicateur toujours sérieux) du Dieu d’Edouard (un Dieu souriant qui se contente d’être sans paraître).
L’avantage (ou l’inconvénient ?) de cette frontière est qu’elle ne se voit pas. On sait que, quelque part, quelque chose a changé. On sait que, à un moment ou un autre, l’esprit, comme un interrupteur, est passé d’un état à un autre d’acceptation et de compréhension du monde, mais quand ? Cette même question est posée par l’auteur à la fin de L’Identité quand on apprend que la plaisanterie amère (qui occupe une grande partie du roman) n’était qu’un rêve de Chantal :
« Et je me demande : qui a rêvé ? Qui a rêvé cette histoire ? Qui l’a imaginée ? Elle ? Lui ? Tous les deux ? Chacun pour l’autre ? Et à partir de quel moment leur vie réelle s’est transformée en fantaisie perfide ? […] Quel est le moment précis où le réel s’est transformé en irréel, la réalité en rêverie ? Où était la frontière ? Où est la frontière ? » (ID)
Un autre motif de cette limite imaginaire est celui de la frontière séparant l’amour du rire. Jan avait une maîtresse avec qui il avait de brèves rencontres amoureuses, rencontres où, pour ne pas perdre leur temps, ils répétaient de fois en fois les mêmes gestes :
« Elle le regarda et elle ne put retenir un sourire, un sourire né de l’éclairage du ridicule qui inondait toute la scène. Il eut beaucoup de mal à ne pas retourner ce sourire. Pour un peu, il aurait éclaté de rire. Mais il savait qu’ensuite, ils ne pouvaient plus faire l’amour. Le rire était là comme un énorme piège qui attendait patiemment dans la pièce, dissimulé derrière une mince paroi invisible. Quelques millimètres à peine séparaient l’amour physique du rire. Quelques millimètres le séparaient de la frontière au-delà de laquelle les choses n’ont plus de sens. » (LRO)
Quelles que soient les notions que Kundera place de part et d’autre de cette frontière, elle reste la frontière entre le sens d’une part et le rire d’autre part. D’un côté de la frontière, le monde tel qu’on le voit et tel qu’on le connaît, et de l’autre côté, le revers de cette toile de fond sur laquelle se déroule l’histoire humaine. C’est sur ce revers de l’histoire qu’a lieu l’invasion des villes européennes par le merle (LRO, p. 296). C’est sur le revers d’une image d’un tank qu’a lieu la cueillette des poires de la mère de Karel. C’est « en dehors de sa vie, quelque part sur sa face cachée de son destin, au revers de sa biographie » que Jakub a rencontré la femme de ses rêves qui a vite disparue, et c’est parce que, dans son rapport avec elles, Jan était « de l’autre côté de la frontière » qu’il y a certaines femmes qu’il ne peut pas avoir. La frontière n’est pas un trait qui coupe la vie en deux mais un fil à côté duquel tout le monde, à tout moment, marche et risque de traverser. Et dans cet autre côté, le premier côté (celui du sens commun) est disqualifié par le rire. Dans le côté du rire règne une beauté inaccomplie (parce qu’incertaine, provisoire et expérimentale (4)), comme celle de l’image d’une poire à côté d’un tank ou celle de l’étrange (à moins que ça ne soit un rêve !) lumière bleue qui émane d’un coin de la chambre de Bertlef (La Valse aux adieux, p. 235). La beauté de la « relativité absolue » des choses parce que, justement, cette beauté ne tient qu’à un point de vue : il n’y a que Karel qui voit le tank disparaître derrière une poire, il n’y a que Ruzena qui a vu la lumière bleue. Et si quelqu’un affirme qu’ils se trompent, que ce n’est pas beau, que c’est laid… C’est pourquoi cette beauté incertaine et expérimentale ne peut exister que dans le domaine du rire et de la relativité absolue : tous les voiles tiennent à presque rien ; la lumière bleue n’est peut-être qu’un rêve et le tank qu’une ridicule bête à bon Dieu et si tout cela n’existait pas, on pourrait au moins en rire.
C. Le rire
Le rire est le deuxième élément démystificateur de l’œuvre kundérienne, le premier (par ordre d’apparition dans le mémoire) étant la légèreté. La différence entre ces deux éléments réside dans leur position par rapport au personnage : la légèreté est un élément intérieur alors que le rire est extérieur. La légèreté est un état d’âme, elle saisit l’être par l’estomac, comme la peur, et elle est plus ressentie qu’expérimentée. Par contre, le rire est un bruit, un signal d’alarme pour avertir le personnage qu’il a franchi la frontière et se trouve désormais dans le monde du non-sens. Le rire est comme un crachat qu’on lance ou qu’on reçoit, selon le côté où l’on se situe.
Le rire est presque une agression et, le plus souvent, il est dirigé contre quelque chose. Dans Le Livre du rire et de l’oubli, ce rire est, à un certain moment, dirigé contre la bêtise qui, comme une grotte vide, démultiplie le rire en mille échos (5). Ce rire est aussi dirigé contre l’amour et la poésie romantiques. « L’amour est la poésie, la poésie est l’amour. Par contre, le rire est une explosion qui nous arrache au monde et nous rejette dans notre froide solitude. La plaisanterie est l’ennemi de l’amour et de la poésie. L’amour ne peut pas être risible. L’amour n’a rien de commun avec le rire. » (LRO)
« Risible amour : c’est la catégorie de l’amour dépourvu de sérieux. » (ART)
Cette catégorie de l’amour abordée dans le recueil Risibles Amours ne suffit-elle pas à mettre en doute cette condamnation du rire par un personnage-poète du Livre du rire et de l’oubli ? Dans Risibles Amours, Havel apparaît comme un connaisseur de l’amour mais c’est justement parce qu’il a compris que l’amour est désormais dans le territoire du non-sérieux. En regardant de plus près, tous les autres personnages du recueil sont des Collectionneurs comme Havel mais, eux, ne le savent pas. Celui qui se rapproche le plus de cette vérité est Edouard dont le sourire devant Dieu n’est qu’une variation du regard nostalgique de Havel devant Don Juan. Havel est un Edouard vieilli qui aurait déjà franchi la frontière du sérieux de l’amour.
Un autre rire est celui qui sert au personnage à se reconnaître. Cette reconnaissance prend deux formes totalement différentes. La première est une reconnaissance de l’individu à travers le rire qu’il provoque chez l’autre. Avec l’idée amusante qui entraîne la contraction des muscles faciaux (le rire), le personnage transmet en cachette à la personne en face une pensée propre plus vaste qui contient l’idée qui a fait rire, une partie de son âme : « J’ai entendu son rire, rire que vous avez provoqué et dans lequel j’ai cru voir votre visage. » (ID, p. 64)
La deuxième forme de reconnaissance est celle du personnage qui se reconnaît soi-même en voyant sur tous les autres visages un rire identique au sien (mais qu’il n’a pas forcément provoqué), une reconnaissance par la ressemblance. Mais, ce que va oublier le héros de « Personne ne va rire » (RA) – titre d’ailleurs assez expressif parce que, malgré le comique de la situation du personnage, personne en effet ne va rire –, c’est que l’humanité est, à ce moment là, de l’autre côté de la frontière. Ainsi, quand il va dire à son collègue pour expliquer sa farce : « Si les êtres humains sont des êtres humains, ils ne pourront qu’en rire », il va recevoir la réponse suivante : « Comme vous voudrez. Mais vous vous apercevrez que les êtres humains ne sont pas des êtres humains ou que vous ne saviez pas ce que sont les êtres humains. » (RA, p. 39)
Cette reconnaissance n’est pas une recherche d’une image ressemblante dans un miroir mais la recherche d’un écho dans un monde étrange : la recherche du rire.
Le rire se présente aussi parfois comme un message d’accueil à la mort. La mort n’est-elle pas le royaume de non-sens – ou du moins du sens inconnu –, c’est-à-dire de l’autre côté de la frontière, dans le camp de la légèreté et du rire ? On comprend alors mieux le titre de la dernière partie de L’Insoutenable Légèreté de l’être : « Le sourire de Karénine », partie où Kundera raconte la mort du chien. De même, dans La Plaisanterie, Hélène, qui croit voir la mort : « A ce moment là, je me représentais seulement que je ne vivrais pas et c’était subitement très doux, si étrangement doux que j’ai eu envie de rire et peut-être ai-je vraiment commencé à rire. » (PL, p. 411)
Le rire comme à la fois l’anti-amour, le deuxième visage et l’ombre de la mort. Eva Le Grand avait donc peut-être raison en disant que le rire, parmi tous les thèmes de Kundera, est celui qui « exprime de façon la plus aiguë l’essence même de l’existence humaine dans sa relativité, sa polysémie et son ambiguïté » (6) . Le rire comme suprême symbole de ce monde de la relativité absolue. Oui, mais une interrogation subsiste : « Quand on a franchi la frontière, le rire retentit, fatidique. Mais quand on va encore plus loin, encore au-delà du rire ? » (LRO)
Pourquoi cette recherche du rire par Kundera ? Ce questionnement philosophique (au-delà du rire ?) sur un sujet aussi frivole en apparence ?
La réponse se trouve dans sa conception du roman : pour Kundera, le « roman moderne » est né avec Cervantes et Rabelais, il est né par cette absence de sérieux, cette légèreté et cet humour qu’ils ont associés au roman. Le rire « n’est pas une pratique immémoriale, c’est la grande invention de l’esprit moderne, c’est une invention liée à la naissance du roman » (TT) . Kundera est un héritier de ces romanciers modernes et essaye de recréer l’esthétique perdue de ce rire qui devient de plus en plus figé et crispé dans le roman contemporain. Le roman et le rire vivent ici la même histoire, la mort de l’un entraînera sûrement la mort de l’autre ou, du moins, la fin des « Temps modernes » (7) et c’est cette mort que Kundera essaye de retarder, voire d’éviter.
« L’humour n’est pas là depuis toujours, il n’est pas là pour toujours non plus. Le cœur serré, je pense au jour où Panurge ne fera plus rire. » (TT)